Maxime Boidy – « Surveillances, spectacles, visibilités » – Post 3

Caméra(auto)contrôle – « Surveillances, spectacles, visibilités » – Post 3

À l’instar de la scène urbaine du Comité invisible, le « petit théâtre théorique » dessiné par Louis Althusser (ce sont ses propres termes) est une mise en correspondance de la surveillance, du spectacle et de l’interpellation, visuelle ou verbale. Le propos du philosophe réinterprète le concept visuel classique de la théorie marxiste qu’est l’idéologie, initialement décrite par Karl Marx et Friedrich Engels comme une déformation de la réalité sous la forme d’images inversées projetées dans les esprits — comme dans une camera obscura. L’idéologie « agit » ici sur un mode plus langagier, mais la visibilité n’en participe pas moins de son efficace impérative. Tout part en effet de l’idéologie religieuse chrétienne, qu’Althusser prend pour exemple privilégié : « Dieu est donc le sujet, et Moïse, et les innombrables sujets du peuple de Dieu, ses interlocuteurs-interpellés : ses miroirs, ses reflets. Les hommes n’ont-ils pas été créés à l’image de Dieu ? » (in Sur la Reproduction, PUF, 2011, p. 301) La présence policière, la surveillance ordinaire sont soudain rompues par la reconnaissance et l’interpellation, sous « une forme spectaculaire. »

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Le problème d’Althusser est l’État : ses organes répressifs (la police, au premier chef), mais aussi ses appareils idéologiques, disciplinaires en ce qu’ils contraignent les subjectivités à se satisfaire de leur sort. En pensant les rapports de pouvoir étatique que matérialisent le visible et le dicible, le philosophe a-t-il à l’esprit la célèbre gravure qui orne le frontispice du Léviathan (1651) du philosophe anglais Thomas Hobbes ? L’historien de l’art allemand Horst Bredekamp en a décrit la machinerie visuelle en des termes sensiblement similaires : « Le regard que les hommes, de toutes parts, dirigent vers la tête du colosse revient par ses yeux à l’observateur, qui épouse la vue au ras du sol des figures se montrant de dos et qui en même temps, à hauteur de regard du souverain, est directement interpellé par celui-ci. Le caractère contradictoire du corps politique comme produit des hommes qui se soumettent à lui se manifeste déjà dans l’échange des formes de regards entre les citoyens, le Léviathan et l’observateur. » (Stratégies visuelles de Thomas Hobbes : le Léviathan, archétype de l’État moderne, trad. D. Modigliani, Éditions de la MSH, 2003, p. 9)

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Sous-titre : 6 mai, Quartier latin.

 

Casques des gendarmes mobiles. Des manifestants pleurent, d’autres mettent des voitures en travers de la rue. Des casques et pèlerines noires déboulent et se faufilent pour attraper des gens. Un bataillon de CRS casqués remonte le boulevard Saint-Germain, suivi de photographes. Autopompes et jets de pavés. Des policiers renvoient des pavés, tirent au lance-grenades.

Voix-off 2 — « Il y a une double erreur, dans ces situations-là : l’État révèle tout d’un coup sa face répressive, celle qui est plus moins diluée dans la vie quotidienne, diluée aussi selon le quartier qu’on habite et le métier qu’on exerce… Mais là, il faut faire peur, on sort sa police, avec des tout nouveaux affutiaux qu’on ne lui connaissait même pas… »

Gros plans de visières rabattues.

Une voix — Enlève ton pare-brise, y pleut pas !

Échanges de pavés.

 

Voix-off 2 — Parfait. Le manifestant de son côté comprend que l’État lui est apparu, comme à Bernadette la Sainte Vierge… C’est aussi pour lui une révélation : dans certains cas extrêmes, il y a quelqu’un qui a le droit de décider pour lui sur quel trottoir il doit marcher, et qui, s’il choisit le mauvais, a le droit de l’en empêcher à coup de lattes. Donc cette chose qui m’empêche de traverser la rue, c’est l’État. Mais alors, si je la traverse, si je fais reculer la chose, c’est l’État qui recule… »

 

Pavés en Inde, pavés en Irlande. Une auto blindée franchit une barricade. Les policiers reculent et trébuchent, en Irlande, en Italie, en France.

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Le décor est monté par Chris Marker dans Le Fond de l’air est rouge. Scènes de la troisième guerre mondiale 1967-1977 (textes et description : Iskra/ François Maspero, 1978, pp. 68-69) — les commentaires en voix off sont lus par l’écrivain Jorge Semprun. Marker pointe à sa manière « le caractère contradictoire du corps politique comme produit des hommes qui se soumettent à lui » décrit par Bredekamp, au moment précis où cesse la soumission. A-t-il en tête le frontispice du livre de Hobbes en montrant comment le corps politique se délite également « dans l’échange des formes de regards entre les citoyens, le Léviathan et l’observateur », sous quels traits l’État apparaît comme une chose ? Ou bien est-ce le petit théâtre d’Althusser qu’il évoque lorsqu’il laisse s’exprimer « une voix » : non « la plus banale interpellation policière (ou non) de tous les jours : “hé, vous, là-bas !” », ni l’invective « Assume ce que tu fais, plutôt que de te cacher » que rejoue le Comité invisible, mais une troisième voix anonyme — « Enlève ton pare-brise » — qui renverse la subjectivation politique, retourne l’injonction au dévoilement.

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En identifiant l’interpellation comme mode d’exercice du pouvoir idéologique, Althusser lui-même a-t-il à l’esprit cet autre motif célèbre représenté en 1917 par James Montgomery Flagg, l’index pointé vers le spectateur par la nation américaine incarnée sous les traits d’« Oncle Sam » : « I want you for US Army » ? La gestuelle coïncide à nouveau avec une composante verbale. « Je te veux… » ouvre les visibilités sur le désir, et vers de multiples variantes. L’affiche « originelle », si l’on peut dire, est anglaise. Réalisée par Alfred Leete en 1914, elle dépeint Lord Kitchner, fraîchement nommé secrétaire d’État aux armées, intimant à la jeunesse britannique de s’enrôler pour aller combattre dans les tranchées de la Somme.

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Dans un essai très documenté, l’historien Carlo Ginzburg a minutieusement reconstitué l’efficace de l’affiche et son historicité iconologique : le doigt pointé, l’adresse frontale, le regard qui fixe l’observateur sans le lâcher. On trouve dans L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien la description d’une peinture d’Apelle représentant Alexandre le Grand, dont les doigts et le foudre semblaient comme sortir du tableau. On trouve dans quantité d’œuvres religieuses occidentales des visages christiques dont le regard impassible opère la même captation. On trouve encore dans certaines représentations d’archers ou d’arbalétriers ce regard omniscient qui accompagne le geste frontal, le spectateur observé quelle que soit la position qu’il occupe devant l’image (« “Your Country needs you”. Une étude de cas en iconographie politique », Peur, révérence, terreur, trad. M. Rueff, Les Presses du réel, 2013, pp. 67-108). Un autre texte de Ginzburg traite longuement du frontispice du Léviathan et des effets politiques communs aux deux monstrations : la terreur (Peur, révérence, terreur, ibid., pp. 13-36).

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Si les relations causales entre ces visibilités et ces injonctions demeurent floues, il en va tout autrement dans le cas de George Orwell, nous dit Ginzburg. Jeune garçon (il avait 11 ans en 1914), Éric Blair n’a pas échappé au regard de Lord Kitchner placardé dans toute l’Angleterre. Des décennies plus tard, on retrouve parmi les surveillances et les spectacles de 1984 une description explicite des traits de Big Brother matérialisant la visibilité de l’État totalitaire. L’incipit du roman décrit une affiche « accrochée au mur. Elle représentait simplement un visage immense, large de plus d’un mètre : le visage d’un homme qui devait avoir environ quarante-cinq ans, avec une grosse moustache sombre et des traits vigoureux et beaux […]. Sur chaque palier, face à la cage d’ascenseur, l’énorme visage sur l’affiche vous jetait un regard depuis le mur. C’était une de ces images si puissantes que ses yeux semblent vous suivre où que vous alliez. BIG BROTHER IS WATCHING YOU : telle était la légende reproduite sous le visage. » (George Orwell, Nineteen Eighty-Four, Harmondsworth, 2000, p. 3).

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La chaîne est infinie : Orwell pouvait-il ignorer la gravure de l’État qui orne le Léviathan en redoutant l’avènement de ministères du sensible ? Le regard omniscient de Big Brother n’a-t-il d’autre antériorité que la face de Lord Kitchner ? La verbalisation de son omniscience ne trouve-t-elle pas sa pleine puissance dans la citation latine qui serpente parmi les attributs guerriers, royaux et religieux du géant étatique — « Non est potestas super terram quae comparetur ei » ; il n’existe pas sur terre de pouvoir qui lui soit comparable ? « Mais les deux images sont si différentes dans leur arrangement formel qu’on doit considérer qu’il pourrait bien manquer quelques relais » (C. Ginzburg, « “Your Country needs you” », opcit., p. 93).

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Dans une manifestation, un anonyme porte une couverture géante de 1984 en guise de bouclier. Le masque qui dissimule son identité n’est percé que par la ligne du regard, sous laquelle trône le visage d’un homme avec une grosse moustache sombre. De la gravure au cinéma, de l’affiche au roman, nous voici revenu à la photographie. De la scène d’invisibilité narrée par Ralph Ellison à l’exemplification théorique d’Althusser, nous n’avons jamais quitté les interpellations urbaines, l’absorbement et la théâtralité des passants politiques que nous sommes. Il n’y a pas de solution à nos visibilités : seulement des luttes entre des paradigmes et des grammaires, portées par l’urgence stratégique des guerres en cours. Il n’y a pas plus d’origine aux motifs de la surveillance, du spectacle et de l’interpellation : seulement des articulations du visible et du dicible qui composent les formes sensibles, les conditions de possibilité du politique. Les relais sont dans les images à venir.