Maxime Boidy – « Surveillances, spectacles, visibilités » – Post 2

Caméra(auto)contrôle – « Surveillances, spectacles, visibilités » – Post 2

Avec After “Invisible Man” by Ralph Ellison, the Prologue, Jeff Wall nous place dans une posture classique de voyeur : nous voyons sans être vus. Le narrateur, perdu dans ses pensées, semble ignorer totalement notre présence. Voyeurisme et transparence sociale se confondent en une seule formule esthétique. L’historien et critique d’art américain Michael Fried la décrit ainsi : « Vue depuis la perspective présente, l’invisibilité apparaît clairement comme un trope antithéâtral. » (Pourquoi la photographie a aujourd’hui force d’art, trad. F. Durand-Bogaert, Hazan, 2013, p. 85)

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Que décèle exactement Fried dans ce « trope » de l’invisibilité ainsi mis en scène ? C’est une ancienne machine de vision, dont l’histoire débute en images bien avant que la visibilité ait gagné la place qui est aujourd’hui la sienne dans les mots des sciences sociales et de la philosophie politique. Elle nous ramène en France, vers le milieu du xviiie siècle : « Pour Diderot et d’une manière générale pour toute la tradition antithéâtrale française, le peintre avait d’abord pour tâche de nier ou de neutraliser une “convention primordiale” (ainsi l’ai-je nommée), à savoir que les tableaux sont faits pour être contemplés. Le moyen d’y parvenir était d’abord de peindre des figures qui soient à ce point plongées ou — pour utiliser un terme clé de la critique des xviiie et xixe siècles — absorbées dans ce qu’elles font, pensent ou ressentent qu’elles semblent en oublier tout le reste, notamment le spectateur qui se tient devant le tableau. Dans la mesure où le peintre s’acquittait bien de cette tâche, l’existence du spectateur était de fait ignorée, ou même, plus radicalement, niée ; les personnages du tableau paraissaient seuls au monde. » (Michael Fried, Contre la théâtralité. Du minimalisme à la photographie contemporaine, trad. F. Durand-Bogaert, Gallimard, 2007, p. 141) L’histoire, donc, débute lorsque l’observation d’êtres absorbés était un fondement de l’autonomie esthétique de la peinture, un idéal de regardeurs, et non notre cauchemar quotidien de regardés, déambulant dans l’ignorance de l’œil et de l’écran de vidéosurveillance.

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« L’antithèse de l’absorbement », poursuit Fried, « était la théâtralité, le jeu pour et devant le public, dont il apparut très vite qu’il constituait l’un des pires défauts artistiques. De fait, le problème de la théâtralité a d’emblée fait l’objet d’une définition des plus tranchées : ou bien le ou les personnages d’un tableau semblaient entièrement oublieux du regard qu’on portait sur eux, ou bien ils tombaient sous le coup d’une condamnation pour théâtralité » (ibid.). Un idéal classique déplacé par l’art moderne, attisé encore par les jeux de regards que réclament de grands tableaux photographiques : le débat peut sembler lointain. Mais pensons à la pratique répandue consistant à filmer les spectateurs de manifestations sportives, à les surprendre dans leur absorbement pour les interpeller dans l’enceinte même, sur écran géant, et susciter leur théâtralité par « injonction ». Une solution commode pour générer des scénettes narratives fugaces permettant de combler et de rythmer des temps morts sans recourir aux plages publicitaires.

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Rappelons-nous que la condamnation du théâtre au xviiie siècle est aussi un enjeu politique : « Si Diderot se préoccupe surtout de spécifier les mesures qui doivent être prises pour sauver les arts du théâtre et de la peinture, Rousseau ne se contente pas de dire que le théâtre est impossible à racheter […] il explique qu’il n’est aucun aspect de la vie sociale qui ne soit compris dans le domaine dangereux — parce que théâtralisé et théâtralisant — du spectaculaire. » (Michael Fried, La Place du spectateur. Esthétique et origines de la peinture moderne, trad. C. Brunet, Gallimard, 1990, p. 145) L’arène de la visibilité était hier celle de la fête, où la communauté se forme dans les danses, par l’exposition de tous au regard de tous. Elle s’ouvre aujourd’hui sur une crise qui, bien avant Occupy Wall Street, a trouvé l’une de ses expressions les plus fortes dans les rues de la ville italienne de Gênes, au mois de juillet 2001.

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« Nous avons décidé d’envoyer des images et des signaux forts afin de ne laisser aucun doute sur nos intentions. Nous avons donc inventé, en fouinant dans les livres d’histoire ancienne, des systèmes de protection, comme des boucliers de Plexiglas à utiliser en formation en tortue, des armures de Caoutchouc mousse, et des cordons faits de chambres à air afin d’éviter les bâtons de la police. Tout cela était bien visible et bien évidemment conçu pour la défense. Nous voulions que les gens comprennent de quel côté se situait la raison, et qui avait enclenché le cycle de la violence. Quand nous décidons de désobéir aux règles imposées par les chefs du néolibéralisme, nous le faisons en mettant nos corps en première ligne, un point c’est tout. Les gens peuvent voir des images télévisées impossibles à manipuler : une multitude de corps qui avancent, en cherchant à se faire aussi peu mal que possible, contre les défenseurs violents d’un ordre qui génère guerres et misère. Les résultats sont visibles, les gens le comprennent, les journalistes ne peuvent inventer des mensonges qui contredisent les images ; et puis, ce qui n’est pas le moindre, les bâtons rebondissent sur le rembourrage. »

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« Ce qui n’est pas le moindre… ». Cette mise au point (citée in Tim Jordan, S’engager ! Les nouveaux militants, activistes, agitateurs…, trad. S. Saurat, Autrement, 2003, p. 68) est extraite d’un témoignage d’un/e tute bianche, ou « combinaisons blanches », un groupement militant apparu au cours des années 1990 en marge des organisations politiques traditionnelles de la gauche italienne, avant de se dissoudre à l’automne 2001 suite aux émeutes génoises. Le propos n’est pas isolé : « Nos actions comportent des aspects théâtraux et spectaculaires faits pour la caméra — une sorte de spectacle médiatique destiné à la télévision, produit pour cette seule et unique raison » (cité in Disobbedienti, réal. Oliver Ressler, 2002). Toute une visibilité en images qui résulte d’une visibilité en mots, omniprésente, jusque dans le compte-rendu philosophique : « Les tute bianche se présentaient comme les travailleurs “invisibles”, précaires, privés de sécurité et d’identité stable. Le blanc de leurs combinaisons était censé représenter cette invisibilité. » (Michael Hardt et Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, trad. N. Guilhot, La Découverte, 2004, p. 306)

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Durant les mois où Jeff Wall s’est appliqué à représenter la condition invisible du narrateur d’Ellison, cette courte période qui a marqué l’apogée du mouvement altermondialiste (1999-2001), une génération a cherché par quels moyens représenter visuellement sa non-représentation politique, sa transparence quotidienne. L’invisibilité métaphorique des théories de la reconnaissance s’articule là à la visibilité littérale de la sociologie des médias, comme les visibilités du spectacle et de la surveillance se confondent parmi les objectifs et les écrans de 1984.

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Non sans conséquences : ces adresses visuelles prétendument impossibles à falsifier ont conduit témoins et acteurs à raviver d’anciennes critiques du drame composé. « Une dose de théâtre a toujours existé dans tous les mouvements, y compris les plus radicaux. Mais ici, pour beaucoup, le théâtre l’a emporté. » (Serge Quadruppani, « Les multiples visages de la révolte globale et la face assassine de Big Brother », 2001). Ils pointent aussi la visualité tarie, les images et les « mille conceptions obscures » au contact desquelles l’imagination politique s’est épuisée. On jurerait lire parfois des descriptions de motifs antérieures de plusieurs siècles à la facture d’un tableau, des mots qui parlent d’images jamais vues au moment de l’écriture.

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« Dans une manifestation, une syndicaliste arrache le masque d’un anonyme, qui vient de casser une vitrine : “Assume ce que tu fais, plutôt que de te cacher.” Être visible, c’est être à découvert, c’est-à-dire avant tout vulnérable. Quand les gauchistes de tous pays ne cessent de “visibiliser” leur cause — qui celle des clochards, qui celle des femmes, qui celle des sans-papiers — dans l’espoir qu’elle soit prise en charge, ils font l’exact contraire de ce qu’il faudrait faire. Non pas se rendre visible, mais tourner à notre avantage l’anonymat où nous avons été relégués et, par la conspiration, l’action nocturne ou cagoulée, en faire une inattaquable position d’attaque. »

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Cette scène, narrée par le Comité invisible dans un ouvrage devenu célèbre à l’automne 2008 (L’Insurrection qui vient, La Fabrique, 2007, p. 102), rapporte toute recherche de visibilité aux écueils de l’autocontrôle. Elle décrit un décor urbain qui fait étrangement pendant à celui sur lequel s’ouvre le roman de Ralph Ellison, la déambulation d’un homme imperceptible au regard des passants dans les rues de New York — qu’ont donc à voir ensemble ces deux invisibles, l’anonyme cagoulé et le narrateur masqué par la couleur de sa peau ? La scène est un lointain écho aux articulations des visibilités médiatiques et politiques des tute bianche, autant qu’elle associe les théories du spectacle et de la surveillance par une même conscience de leur iconicité répressive.

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Elle y adjoint une troisième visibilité à fuir. L’injonction « Assume ce que tu fais, plutôt que de te cacher » bégaye « la plus banale interpellation policière (ou non) de tous les jours : “hé, vous, là-bas !” », par laquelle le philosophe marxiste Louis Althusser a résumé le mode d’exercice de l’idéologie dans son texte célèbre « Idéologie et Appareils Idéologiques d’État » (1970). Dans un brouillon rédigé l’année précédente, Althusser écrivait : « L’interpellation, pratique quotidienne, soumise à un rituel précis, prend une forme spectaculaire dans la pratique policière […] “Vos papiers !” » Textes et images : « Les papiers sont avant tout les papiers d’identité, photo du visage de face, nom, prénoms, date de naissance, domicile, profession, nationalité, etc. » (« De l’idéologie », in Sur la Reproduction, PUF, 2011, p. 223) Vers où nous mène ce nouveau spectacle ?