Maxime Boidy – “Surveillances, spectacles, visibilités” – Post 1

Être surveillé, c’est être visible, et cette visibilité est un piège. Nous pourrions partir du Surveiller et punir de Michel Foucault, jalon intellectuel incontournable sur la thématique des prisons dont il serait maladroit de se priver. La surveillance comme un piège dans lequel on prend et que l’on tend. L’(auto)surveillance comme un piège dans lequel on se prend et que l’on tend à soi-même ; piège dont la cible n’est autre que (soi). L’ouroboros de la surveillance comme point de départ : un serpent qui ne se mord pas la queue, mais qui se regarde. De là, l’(auto)contrôle comme prolongement de l’(auto)surveillance.

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Toutes les visibilités sont un point de départ. Tou/te/s visibles : tel est le constat des sciences sociales qui, après Foucault, ont fait de la visibilité un concept disputé. Le sociologue britannique John Thompson s’en est emparé pour décrire les effets de l’exposition médiatique sur une classe politique professionnalisée, elle aussi privée d’ombre (Political Scandal : Power and Visibility in the Media Age). Le philosophe allemand Axel Honneth l’a pensée comme une catégorie morale désormais appliquée par la sociologie des « invisibles » à des populations longtemps décrites comme des « sans-voix ». Entendue en ce sens, l’invisibilité (Unsichtbarkeit) produit des subjectivités aliénées, amputées d’une part d’elles-mêmes. Être confirmé dans sa valeur, être un sujet plein et entier nécessite d’être visible au regard de l’autre par-delà ses yeux physiques.

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D’autres sources intellectuelles, encore : l’(auto)contrôle entendu comme (auto)visualité. Dans le champ de la théorie des arts et de la critique culturelle étasunienne des années 1980, la visuality s’est imposée comme un terme complémentaire de la vision. À la prétendue naturalité de celle-ci faisait pendant une visualité « culturelle », avec les nuances de rigueur pour assouplir cette opposition rigide. D’autres acceptions sont apparues par la suite, après le 11 septembre 2001. Durant la « guerre contre la terreur », la visualité a fleuri dans certains manuels de contre-insurrection étasuniens. On y traite de la visualisation du commandant comme d’une base de conduite de toute opération militaire sur le terrain.

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Dans The Right to look : A Counterhistory of Visuality, le théoricien britannique Nicholas Mirzoeff a retracé l’étrange histoire intellectuelle de cette acception militaire. Bien avant d’être une catégorie culturelle, la visualité fut un concept politique forgé durant les années 1840 par l’écrivain conservateur écossais Thomas Carlyle. Elle désignait alors sous sa plume une capacité politique détenue par une élite, seule en droit de gouverner. Carlyle l’avait découverte en germe dans l’ouvrage De la guerre du stratège prussien Carl von Clausewitz, dont il était grand lecteur. Décrite comme l’art de produire « une image, une carte géographique tracée dans le cerveau », il s’agissait, pour Clausewitz, d’une « capacité de jugement [élevée] au niveau d’une merveilleuse vue de l’esprit qui effleure et écarte dans son vol mille conceptions obscures qu’une intelligence ordinaire aurait tout le mal du monde à mettre au jour, et au contact desquelles elle s’épuiserait » (trad. D. Naville, Minuit, 1984, p. 98-101). Seul le tacticien doué de visualité peut saisir d’un seul coup d’œil l’horizon du champ de bataille tout entier, et prendre les décisions qui s’imposent pour emporter la décision. Hier, le général ; aujourd’hui, le drone.

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Cela fait beaucoup de théorie. Mais il faut dire que les lexiques savants de la visibilité, de la surveillance et du contrôle, comme tant d’autres, circulent. Les artistes plasticiens, photographes et vidéastes sont-ils émancipés de ces terminologies ? Ce serait négliger que l’art des dernières décennies a souvent fait usage de théorie, en important dans son champ les concepts de la philosophie analytique, les méthodes de l’analyse des systèmes, ou encore les modes de visualisation de la cartographie géographique.

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« Lorsque vous trouvez de la théorie qui s’expose sur le mur d’une galerie, comme un fragment, elle vient à vous d’un ailleurs. Et son destinataire est aussi différent, c’est alors que la théorie devient un élément de spectacle en soi. Je pense ici aux œuvres réalisées au milieu des années 1970, par exemple Zoo, la pièce que j’ai faite à Berlin, où j’ai introduit à intervalles réguliers un bref résumé de Foucault sur le panoptique. Je devais utiliser un style “lapidaire”, celui des inscriptions gravées sur les monuments. […] J’ai essayé de comprimer une idée théorique en quelques lignes laconiques, pour les inscrire dans l’émulsion photographique. Sous forme d’une inscription, elles étaient complètement extraites du contexte académique dans lequel elles se trouvent naturalisées en tant que lingua franca du discours universitaire. D’une certaine manière, cela revenait à isoler des idées derrière la vitre d’une vitrine d’exposition et à essayer de les faire travailler d’une manière différente. » (Victor Burgin, en conversation avec Homi Bhabha, « Représenter la théorie » (1992), trad. C. Chéreau et al., in Victor Burgin. Objets temporels, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 62.)

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La surveillance, le contrôle ou la visibilité ont aussi ceci de particulier qu’en termes de sources d’influence, l’art littéraire a volé la vedette à la théorie. 1984 de George Orwell, publié en 1949, est un autre classique dont il est maladroit de se passer : une société totalitaire doublement quadrillée, par le spectacle des guerres menées au loin, par la surveillance généralisée des faits et gestes de tou/te/s. Le visible est réformé par les écrans et les regards autant que le dicible par la novlangue. Le roman décrit continuités et ruptures entre les régimes de la surveillance et du spectacle, qui n’ont pas toujours fait bon ménage sur le plan des idées — Michel Foucault et Guy Debord ne s’appréciaient guère. Une double antinomie du visible se dessine : celle de la surveillance et du spectacle d’une part, celle des subjectivations et des assujettissements, de l’autre.

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Il en est d’autres encore. Le caractère littéral ou métaphorique des visibilités spectaculaire et panoptique n’est pas une mince affaire. Selon la définition du concept donnée par Debord en 1967, « le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (La Société du spectacle, thèse n°4). Or ces images elles-mêmes ne sont que le nouveau stade du caractère « fétiche » de la marchandise théorisé un siècle plus tôt par Karl Marx dans Le Capital. Quant à la surveillance, à l’ère de l’internet et des révélations sur les pratiques de la NSA étasunienne, peut-on encore dire que sa visibilité est littérale ? L’a-t-elle jamais été ?

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« Je suis un homme qu’on ne voit pas. Non, rien de commun avec ces fantômes qui hantaient Edgar Allan Poe ; rien à voir, non plus, avec les ectoplasmes de vos productions hollywoodiennes. Je suis un homme réel, de chair et d’os, de fibres et de liquides — on pourrait même dire que je possède un esprit. Je suis invisible, comprenez bien, simplement parce que les gens refusent de me voir. Comme les têtes sans corps que l’on voit parfois dans les exhibitions foraines, j’ai l’air d’avoir été entouré de miroirs en gros verre déformant. Quand ils s’approchent de moi, les gens ne voient que mon environnement, eux-mêmes, ou des fantasmes de leur imagination — en fait, tout et n’importe quoi, sauf moi. »

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« J’avais envie de suivre l’un de ces hommes aux sacoches pour voir où il allait. Pourquoi lui confiait-on tout cet argent ? Et qu’arriverait-il s’il venait à disparaître avec ? Mais, bien entendu, personne ne serait assez idiot pour faire ça. Nous étions à Wall Street. Peut-être les parages étaient-ils surveillés, comme les bureaux de poste, à ce qu’on m’avait dit, par des hommes qui vous observent d’en haut par des judas pratiqués dans le plafond et les murs, vous tenaient constamment sous leurs regards, guettant en silence le moindre faux mouvement. À l’instant même, qui sait, un œil m’avait peut-être repéré et observait mes moindres gestes. Peut-être le cadran de cette horloge encastrée dans le bâtiment gris de l’autre côté de la rue dissimulait-il une paire d’yeux scrutateurs. »

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Un autre roman, dont les deux longues citations précédentes sont extraites, donne des clés pour penser les visibilités subies ou volontairement recherchées : Invisible Man de l’écrivain afro-américain Ralph Ellison (trad. M. et R. Merle, Grasset, 1982, respectivement p. 35 et 196). Publié en 1952, il décrit un narrateur noir tantôt soumis à la violence d’un regard qui le traverse, tantôt à la contrainte très foucaldienne « d’yeux scrutateurs » dont on incorpore l’existence sans jamais savoir s’ils vous observent bel et bien. Le roman traduit les antinomies d’une société ségrégationniste confrontée à une lutte de visibilités. C’est le même narrateur, méprisé par le regard des passants, qui s’interroge soudain sur les rapports qu’entretiennent l’invisibilité et l’efficacité stratégique. Des décennies plus tard, dans son livre The Location of Culture, l’historien postcolonial indien Homi Bhabha a pointé le verbe anglais dont la polysémie résume cette antinomie : « overlook ». Oublier, négliger, omettre, « fermer les yeux » sur quelque chose ou quelqu’un, mais aussi « avoir vue », depuis le promontoire, le belvédère, « le bâtiment gris de l’autre côté de la rue ».

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Face au roman d’Ellison, les arts visuels, comme la théorie, ont souvent tranché en faveur de l’invisibilité subie. Elizabeth Catlett a proposé une sculpture évidée dans laquelle les branches et les feuilles des arbres du Riverside Park de Manhattan recomposent la matière du squelette, la chair et les fluides du narrateur. Glenn Ligon en a reproduit le prologue au pochoir jusqu’à ce que les bavures d’encre rendent le texte illisible et composent des aplats de couleur noire opaque, celle-là même qui rend le corps et le visage du narrateur transparent. Jeff Wall a montré ce dernier dans son « refuge », illuminé par des dizaines d’ampoules confirmant sa visibilité. « Je dis bien : plein de lumière. Je ne pense pas que New York recèle un seul coin plus brillant que ce trou à moi, sans même omettre Broadway. Ni l’Empire State Building, par une nuit merveilleuse de carte postale. […] Et j’adore la lumière. Vous allez peut-être penser que c’est bizarre, qu’un homme invisible ait besoin de lumière, désire la lumière, aime la lumière. » (Invisible Man, p. 38) Et le texte de poursuivre : « La lumière confirme ma réalité, donne naissance à ma forme. » Qui parle dans cette dernière phrase ? Est-ce le narrateur ou la photographie de Wall à travers ses mots ? Une antinomie supplémentaire : celle qui lie les visibilités de nos corps aux images qui en sont capturées, le fil ténu qui gouverne le contrôle de nos vies.