Le ciel de Paris veut nous faire pleurer – Des caméras au sein des mouvements sociaux

            La météo parisienne se trouve marquée par un phénomène nouveau – une pluie aux composants lacrymogènes. Que peut voir un œil en larmes ? Un « cloud » aux contours floutés est durablement installé dans l’environnement médiatique.

 

            Le contexte actuel du réveil de conscience politique, de luttes et de protestations lancées en réaction contre la « loi-travail » dite loi El Khomri du nom de la ministre qui la porte, met en lumière la difficulté de faire émerger des représentations justes des mouvements sociaux dans l’espace public, mais aussi les qualités contradictoires qui s’incarnent aujourd’hui dans l’objet-caméra, multiple et omniprésente, intimidée, encombrée, coupable ou assumée, paradigmatiquement considérée comme une arme; la caméra et ses fonctionnalités différentes voire antinomiques, qui balancent entre vérité journalistique, preuve poétique, contrôle policier, mensonge délibéré, désinformation construite, instant de maladresse, beauté consciente, réflexion ingénieuse, évidence sensible, surveillance intelligente, œil invisible, bêtise encadrée…

            À côté des caméras dont la destination est à priori clairement définie —celles qui sont intégrées dans le dispositif d’habit de surhomme que portent les policiers, ou encore ces caméras de surveillance disposées dans l’espace public, dont l’utilité est floutée par un voile mystérieux couvrant la plupart des images qu’elles produisent, à jamais invisibles, comme par ce jeu de langage qui cherche à les rendre sympathique, ces cameras qui nous regardent désormais non pour nous surveiller, mais pour nous protéger—, tout geste de captation contient un potentiel de récupération policière et étatique, comme nous en avons un exemple accablant encore aujourd’hui, à Paris et ailleurs.

1er Mai, République

République_1er mai (Catherine Radosa, vidéogramme)

          Comment naît une guerre des images ?

            L’espace public, comme théâtre de représentation des revendications, présente un problème de visibilité filtrée d’abord par l’autorité publique, puis par l’espace médiatique. Le fait d’être là pour faire image par sa propre présence par le geste du manifestant se voit réprimé à la source par la police qui agit par le discrédit et la déconstruction, la force et la violence. L’image du mouvement est ensuite manipulée par le récit médiatique – voix de la vérité, souvent en direct, qui entend porter l’image vers tous partout.

            L’image construite par la seule présence se trouve ainsi marginalisée par l’œil de la reproduction – partielle et souvent instrument du surplomb du pouvoir. Le manifestant, qui comprend que son image est manipulée et noyée, espère pourtant constituer son geste en espace médiatique alternatif tant par sa présence que par sa propre documentation. La guerre de l’image se déploie ainsi dans ces trois espaces-temps, voire quatre, si on y ajoute l’espace des circuits culturels et artistiques, qui restent marginaux et souvent déployé dans un hors-temps.

Nuit debout, 24 mars

Nuit debout_42 mars (Catherine Radosa, vidéogramme)

            Voyons de plus près les techniques et les stratégies construites qui engendrent des réactions en chaîne, à partir de la main de l’autorité en exercice. Sa logique est la suivante : au sein d’un défilé, d’une manifestation, le premier point est de dissuader l’œil d’être là, de faire de la seule présence déjà un péril. Il suffit pour cela d’anticiper en transformant progressivement l’image de la manifestation et l’espace de l’expression revendicatrice en décor d’un film dangereux et violent. Ainsi se trouve tenue à l’écart une bonne partie de la population – famille avec enfants, personnes âgées, et tant d’esprits qui carburent à la peur, réelle ou fantasmée. Et le mouvement social en est rendu moins crédible, devenant ainsi partiel, segmenté, non représentatif. Rien de plus simple que de transformer les manifestants en casseurs cagoulés : par la surutilisation des gaz lacrymogènes et d’autres techniques de répression et de menaces, les manifestants sont amenés à prendre des précautions de protection. Par la suite, la police perturbe, voire coupe les liens entre les présents en marche en s’infiltrant, en s’interposant. Cela sert non seulement comme outil de renseignement, mais également comme outil psychologique à créer de la méfiance, grandissante vers de la paranoïa, permettant ensuite de casser l’unité de l’intérieur. Troisièmement, l’autorité s’empare des images produites par ses adversaires, afin de les retourner en sa faveur. Enfin, elle veille à ce que les médias participent de leur imaginaire. Un schéma élémentaire, de mise pourtant une fois encore aujourd’hui sous nos yeux. En se servant de l’état d’exception —reconduit jusqu’à l’épuisement de sa prétendue exceptionnalité comme si l’oxymore qui le définit n’y suffisait pas— dans les moments où les tactiques précédentes ne semblent pas suffisantes, on se débarrasse de la présence de ceux qui ont une capacité forte de faire image, en les assignant à la résidence forcée. Et du même geste d’élargir, de brouiller et confondre l’image de terroriste potentiel susceptible de surgir partout, n’importe où.

Radosa_Nuit Debout 42 mars_02_videogramme

Nuit debout_42 mars (Catherine Radosa, vidéogramme)

            Face à ces stratégies et jeux d’image de l’autorité, la contrepartie doit réagir. L’article anonyme « In Defence of Smashing Cameras » publié le 9 avril 2016 sur [rabble.org.uk], un site d’amateurs et d’amatrices du désordre londonien, puis relayé sur le site français [paris-luttes.info] le 11 mai 2016, réclame un fracassage de caméras dans les manifestations, comme « prolongement des techniques de surveillance ».

            Ce texte prend position contre les photographes dans les manifestations « qui seront bientôt plus nombreux que les manifestant-e-s, i.e. celles et ceux qui sont prêt-e-s à passer à l’action». On y lit : « Les caméras sont un outil de surveillance, et que ce soient nous ou l’ennemi qui les brandissent, nous participons à notre propre surveillance ». Le texte voit les photographes comme des acteurs passifs, qui au nom de leur propre publicité, disséminent sur les réseaux sociaux et dans les médias des pièces à conviction, qui rendent le mouvement non seulement moins fort, mais aussi vulnérable, jusqu’à être responsable des emprisonnements qui « peuvent ruiner des vies et détruire un mouvement ».

            Sont ainsi visés les journalistes en quête de spectacle, mais aussi des manifestants, auteurs de « tweets débiles » et des tags sur Facebook pour faire « admirer [leur] air rebelle ». Se dessine cependant un peu plus loin dans le texte une contribution possible par l’image à la lutte : « Nous reconnaissons l’importance de documenter certaines luttes, de répandre le message, de le partager avec nos ami-e-s à l’étranger, d’aider à allumer le feu de la rébellion. Les photos touchent nos ennemis, mais nous touche aussi. Ce n’est pas une critique des caméras en tant que telles, mais d’un usage particulier et dominant ».

            Pour désapprendre cet usage dominant, le texte avance dix instructions à suivre afin de « participer à la lutte sociale comme un ami, dédié à la caméra ». Ces instructions relèvent principalement et simplement du bon sens, de la conscience de la fabrication de l’image, de ses lectures possibles et ses utilisations éventuelles et leurs conséquences. Le point 9 invite à photographier la police. Le point 7 revient avec une certaine métaphore sur le paradigme de la caméra : « Ta caméra est une arme. Le tir ami n’est pas acceptable. » La fin du texte rejoint le titre en demandant ses lecteurs de ne pas rester les bras croisés face au braquage des objectifs qui ne suivraient pas ces recommandations.

Plusieurs contre-exemples de ce comportement dominant ont été néanmoins enregistrés. La police est désormais méfiante à l’égard des caméras portées par l’autre. Des vidéos témoins circulent sur les réseaux, exposant les violences policières. On mesure d’ailleurs une modification certaine de comportement de la police dans des situations sensibles et où la caméra est braquée sur eux.

Nuit debout, 24 mars

Nuit debout_42 mars (Catherine Radosa, vidéogramme)

Dans ce contexte de revendications, un événement parisien a mis en lumière la manipulation par les médias dominants de l’image des mouvements sociaux et leur possible surveillance. Le mercredi 4 mai 2016, lors de l’évacuation de réfugiés installés dans un lycée non-occupé à Paris, un journaliste d’iTélé a déclaré que des manifestants avaient jeté des projectiles, contre toute réalité aux yeux des témoins parmi les manifestants. Parmi eux, certains dont un élu et porte-parole du Parti de Gauche exigèrent dans l’instant du journaliste une rectification de l’information. Dans l’article du 05 mai de Anne-Sophie Jacques [http://www.arretsurimages.net/breves/2016-05-05/Manifestants-projectiles-iTele-pris-a-partie-apres-une-erreur-id19855] nous lisons les propos de l’élu rapportés : « les manifestants n’ont “opposé aucune résistance violente” : “une poubelle a certes été poussée, certains manifestants étaient en effet cagoulés, mais moi aussi j’aurais préféré l’être étant donné le tir de gaz lacrymogène effectué par les forces de l’ordre ». Selon ce témoin, l’équipe d’iTélé été prise à partie par les manifestants sans heurts : “le journaliste était visiblement embêté. Il m’a proposé une interview sans que je sache si elle a été diffusée sur la chaîne d’info continue à ce jour”. Le porte-parole du Parti de Gauche regrette que “les journalistes survendent leurs informations quitte à travestir la réalité.”

Nuit debout, 25 mars

Nuit debout_35 mars (Catherine Radosa, photographie)

            Qui surveillera qui ?

            L’ensemble de ces faits, tactiques, évènements et fonctionnements, confirme à quel point l’imaginaire lié à l’objet-caméra dans l’espace public au sein des mouvements sociaux divise et se diffracte dans de nombreuses positions et contradictions, et fait se développer un réseau complexe de stratégies, de causes et d’effets.

            La fabrique de l’image, en tant que partie importante de l’espace de l’information, se noie dans l’illusion de sa démocratisation, de la liberté. La méfiance envers l’image atteint aujourd’hui aussi intense que la méconnaissance de l’image elle même – ce qui génère un cercle vicieux et terrain parfait pour continuer à creuser cet écart. Ceux qui savent voir, ceux qui savent montrer, sont tenus à l’écart des espaces des représentations massives. Comment une image d’artiste participe et intervient dans ce vortex ? Que devient son œil sous la pluie de lacrymo ? Lui à son tour, fabricant et manipulateur de l’image, il se démerde. Et si l’image du réel échappe, il la crée par la fiction. La question reste en suspend : qui le regarde ?

Catherine Radosa