Caméra (auto) Contrôle – Dans la fiction contemporaine

Aujourd’hui, certains d’entre nous peuvent ressentir de la gêne à s’adonner encore à « l’art de la photographie », alors que des caméras photographiques ou vidéo (la différence n’a plus grande importance) exercent sur nos vies un contrôle de plus en plus total et le plus souvent à notre insu.

À quoi bon s’intéresser à des questions esthétiques sur l’éternel retour du flou artistique ou le renouveau de la double exposition – chère, entre autres, aux surréalistes et à l’anti-stalinien-anti-capitaliste Boris Mikhaïlov –, quand nous sommes censés ne plus ignorer que des dispositifs optiques sont aujourd’hui braqués, prioritairement et 24 heures sur 24, sur les habitants des villes : là où vit aujourd’hui la majorité de l’humanité.

Entretenu bénévolement par les services de presse des ONG, le caractère iconophage des consommateurs d’images-de-la-misère-du-monde relève de la poudre aux yeux et nous empêche de voir à quel point et comment nous sommes observés et scrutés dans presque tous les instants de nos vies.

Bien sûr, il est plus facile, pour son propre confort intellectuel, de se morfondre dans des discussions révélant de nouveaux territoires de sensibilité intériorisée ou de mettre en avant le passage si délicat de l’adolescence à l’âge adulte par un époustouflant dégradé de couleurs. Mais tout cela, c’est regarder la vie « through pink glasses », pour reprendre la belle formule d’Urs Lüthi. Le temps n’est donc pas encore venu de voir la réalité telle qu’elle est (il y en a trop…), mais juste de regarder les caméras telles qu’elles nous regardent. Voilà l’ambition de l’exposition CAMÉRA(AUTO)CONTRÔLE.

Même si ce blogue est surtout pensé, en lien avec l’exposition CAMÉRA(AUTO)CONTRÔLE, comme une plateforme abordant des questions essentiellement théoriques, je voudrais, à l’exemple de deux romans parus récemment et qui sous des airs de science-fiction mettent en scène l’emploi des caméras comme des instruments non plus de création, mais de contrôle social et policier ; je voudrais, dis-je, relever deux ou trois points qui ne sont pas dénués d’intérêt pour l’exposition CAMÉRA(AUTO)CONTRÔLE elle-même, voir, soyons modeste, pour le futur de l’humanité.

Le premier, Drohnenland[1], épouse le genre classique du polar pour nous plonger dans un monde d’algorithmes, juste en dessous du célèbre Minority-Report de Philip K. Dick. J’emploie en dessous non comme un jugement de valeur, loin de là, mais comme une unité de mesure ; à savoir que les services de police, par leur potentiel de calcul et la puissance de leurs algorithmes, n’anticipent pas le crime à venir, comme dans la nouvelle de Philip K. Dick, mais disposent d’une capacité à cerner le ou les suspects à une vitesse qui aurait pu faire rougir Maigret lui-même.

L’inspecteur Arthur van der Westerhuizen, personnage central de Drohnenland, est, d’un point de vue biographique, marqué par l’un des futurs possibles de l’Europe : il est hollandais, mais son pays n’existe plus, submergé par la montée des mers due à l’anthropocène. Il occupe, en tant qu’enquêteur, un poste de grande responsabilité chez Europol à Bruxelles. Arthur van der Westerhuizen le doit à ses loyaux services dans l’armée de l’Eurocorps qui, en 2023, pour défendre les installations voltaïques de l’UE, a emporté la guerre solaire au Maghreb. L’époque où se situe le roman est aussi celle qui voit la Grande-Bretagne quitter le navire en train de couler de l’UE et contracter une nouvelle alliance avec un état du Proche-Orient. Non seulement Drohnenland est écrit avec un art du suspens qui tient le lecteur constamment en haleine, mais, bien plus encore, les outils qu’utilisent pour son travail l’inspecteur Westerhuizen renvoient directement aux thématiques de CAMÉRA(AUTO)-CONTRÔLE. Chaque fois que l’incorruptible inspecteur se rend sur les lieux d’un crime à bord de sa Mercedes automatique – c’est-à-dire sans chauffeur, et donc guidé par un système de caméras – des drones de toutes sortes sont déjà sur place. Leurs tailles aussi sont variables,  grandes, moyennes à l’échelle d’un corbeau ou minuscules comme une libellule. Tous ces drones photographient la scène du crime sous tous les angles possibles, permettant ainsi aux responsables de l’enquête d’explorer le lieu non seulement spatialement, par une simulation 3D, mais aussi temporellement en restituant son passé. Les recherches de l’auteur, Tom Hillenbrand, donnent une véracité au récit qui participe au plaisir du lecteur, tout comme l’histoire d’amour d’une touchante finesse psychologique.

Si, dans Drohnenland,  les drones équipés de caméra de contrôle sont omniprésents – et pas seulement sur les lieux de crime, mais, par ordre de l’État, partout dans la ville –, ils « meublent » le quotidien des personnages du roman The Circle[2]. Cette fois-ci, les caméras-drones ne sont pas au service d’un dispositif hyper paranoïaque lié à des tensions sociales et politiques proches de la guerre civile, mais sont, au contraire, l’expression du désir des citoyens. Elles répondent à leur désir de transparence citoyenne d’être informés de ce qui se passe en tous lieux et en même temps : le but ultime et déclaré étant la lutte contre la corruption politique ! Le tout revendiqué sur le mode de : « Vous avez le droit de savoir ! »

Dans The Circle, le cauchemar de Big Brother n’est pas le fait d’un État répressif, mais celui du dernier conglomérat géant de la Silicon Valley et de ses millions d’adeptes : une sorte de clone, comme si on avait greffé Facebook sur Google. Qu’un drone équipé d’une caméra poursuive un innocent – c’est-à-dire un homme qui tente d’échapper à une permanente connectivité – jusqu’à ce qu’il se tue,  sera vécu par les protagonistes de The Circle comme le triste sort réservé à ceux qui ne comprennent pas les bonnes intentions de leur entreprise. Ne sont-ils pas investis dans leur mission par l’écrasante majorité de ceux qui, en se branchant sur leur réseau, par un seul clic leur donnent les pleins pouvoirs ?

Mae Holland – qui n’est pas la fille de l’actuel président de la République française dans le tome deux du Soumission de Michel Houellebecq, mais la protagoniste du roman The Circle – se sent honorée lorsque l’un des dirigeants de l’entreprise « Circle » la charge d’une grande mission, celle d’enregistrer tous les événements de sa vie, sauf ses trois minutes aux toilettes, à l’aide d’une caméra accrochée autour de son cou. On retrouve ici l’image d’un des pionniers du monde des ordinateurs, Gordon Bell, qui s’est fait enrôler par Microsoft comme cobaye dans le cadre du projet de recherche « My LifeBits » : il devait enregistrer, lui aussi, tout les gestes de sa vie quotidienne, 24 heures sur 24. The Circle  excelle dans la restitution du langage du monde « com », tel « SHARING IS CARING » ou dans l’invention de noms pour des nouveaux produits, comme par exemple le « TrueYou » qui, en détournant le fameux slogan publicitaire de Kodak « you press the and bottom we do the rest », synthétise le succès du « Circle ». « One bottom for the rest of your life », c’est à dire, comme « Circle » l’affiche : «  Un compte, une identité, un mot de passe, un seul système de paiement par personne. » Autrement dit : Fin aux identités multiples . Cette dernière injonction résonne en nous de manière familière. Elle sort du cerveau de Mark Zuckerberg.

La dystopie littéraire de David Egger se distingue de ses célèbres précurseurs, 1984  de George Orwell (1948) et Brave New World  d’Aldous Huxley (1932), par le fait que ce n’est plus un état dictatorial qui conduit au contrôle de populations entières, mais le « positif-thinking » d’une entreprise à la pointe du capitalisme contemporain. Non seulement, elle n’effraie pas la population, mais, tout au contraire, son pouvoir de séduction est tel que tout le monde rêve d’y travailler.

À l’inverse, Drohnenland, sorti après les révélations d’Edward Snowden, se déroule au sein d’un conglomérat supranational ; et le roman nous glace avec ses algorithmes qui peuvent anticiper toutes nos actions futures. Des machines sont aujourd’hui capables d’accumuler un savoir exponentiel sur l’ensemble de nos vies ; savoir que nous sommes bien incapables de mémoriser à un tel niveau.

Ce qui fait l’excellence des deux romans, c’est leur pouvoir de narration et la rigueur conceptuelle d’une analyse qui dessine les grandes lignes de force de nos sociétés contemporaines  dans un proche futur : s’ils nous donnent des sueurs froides, ils en appellent aussi à l’action citoyenne.

Joerg Bader

[1] Tom Hillenbrand Drohnenland, Kiepenheuer&Witsch, Köln, 2014
[2] Dave Eggers The Circle, Knopf-Doubleday, New York, 2013