Curating Contrôle

Dans son essai « Le Parfum du temps », le philosophe Byung-Chul Han note que ce qui caractérise notre époque n’est pas une accélération du temps ou un symptôme de l’éparpillement temporel, ceci étant déjà derrière nous.  La crise qui caractérise notre époque est due à une dyschronie. À cause de la dispersion temporelle, nous ne pouvons plus faire l’expérience de la durée. Une démarche prospective est nécessaire pour se ressaisir de l’expérience et cela passe éventuellement par une démarche rétrospective.

C’est ainsi que Caméra(auto)Contrôle revient sur 1984, dans l’un des premiers textes qui contextualise le projet de l’exposition, et constate à partir du roman d’anticipation, un présent encore plus dystopique que celui décrit par George Orwell. Avec ce contexte il est difficile de se méprendre sur l’orientation critique de notre projet. De la même manière que l’affirme la chanson de Gil Scott-Heron, « The revolution will not be televised », le contexte ne sera pas fun et il ne sera pas arty mais il ne manquera pas d’allure pour autant.

L’article qui suit propose de revenir, légèrement en arrière, sur trois expositions visitées en 2015 à Karlsruhe, Düsseldorf et Hambourg et qui nous ont permis d’affirmer encore plus notre positionnement.

GLOBALE: Infosphere, ZKM, Karlsruhe, 05.09.2015 – 31.01.2016

http://zkm.de/en/event/2015/09/globale-infosphere

L’exposition Infosphere, dans le cadre du programme Globale du ZKM, présentait un aperçu de l’ère de la révolution digitale et de ses conséquences sociales. Elle proposait également des points de vue sur l’univers « data », dont l’existence était finalement exposée au grand public au travers des affaires de la NSA révélées par Edward Snowden. La scénographie, très opposée au standard du white cube, provoquait l’excès inverse. Une suite de panoptiques comme un nid d’abeille éclaté, ouvert et parsemé de barrières de bois gris sombre et de parois de rideaux. Le très vaste paysage de l’hacker à l’artiste, en passant par le designer web militant, permettait de redistribuer les cartes de l’expérience visuelle et critique de l’information dans le monde 2.0. Entre l’esprit du magazine Tracks (Arte TV) et une observation très pointue de ce que quelques décennies de pratiques nouveau média et art numérique ont pu produire de réussi et de gadget, mais aussi par la richesses de son travail de recherche qui devenait pour nous un riche source d’information, Infosphere transcrivait bien se sentiment de désorientation que nous pouvons ressentir en pénétrant dans la forêt du big data.

La scénographie d’Infosphere, ZKM

 

EGO UP DATE, NRW Forum, Düsseldorf, 19.09.2015 – 17.01.2016

http://www.nrw-forum.de/en/exhibitions/ego-update

“I photograph and document, therefore I am.” EGO UPDATE. The future of the digital identity revolves around the phenomenon of the ‘selfie’, investigating how the fundamental human question of “Who am I?” is taking shape, changing and evolving under the influence of digital media.

Ego Up Date était la plus arty des trois expositions visitées, mais aussi la plus inquiétante quand au message fun véhiculé par toute la communication autour de l’exposition, à grand renfort de bornes Instagram et de promesses d’un monde merveilleux où tout le monde sera libre de partager ses selfies hyper-joyeusement et ultra-libéralement. J’ai particulièrement en tête le concept d’« Happy self exploitation » formulé par Byung-Chul Han lorsque je repense aux visiteurs de l’exposition ultra désinhibés à tel point qu’à tous les coins de salle vous tombiez sur des visiteurs en pleine orgie de selfies devant les œuvres ou devant les miroirs qui étaient disposés comme scénographie de l’exposition. Cela n’empêchait pas d’apprécier les œuvres de Kurt Caviezel ou Heather Dewey-Hagborg mais tout de même, c’est comme si un filtre photo voilait leur lecture. Il suffisait d’un rien pour que cette retranscription, quasi anthropologique de l’auto représentation numérique, prenne un ton dystopique. Et pour tous ceux qui n’étaient pas encore convaincu de la gravité de la situation, cette exposition était à voir.

Spectatrice en plein selfie sur une œuvre de Erik Kessels, Ego Update

WHEN WE SHARE MORE THAN EVER, Museum für Kunst und Gewerbe Hamburg, 19.06.2015 – 20.09.2015

http://www.mkg-hamburg.de/en/exhibitions/archive/2015/when-we-share-more-than-ever.html

WHEN WE SHARE MORE THAN EVER était certainement très subtile puisqu’elle proposait de comparer des œuvres historiques (tels que des daguerréotypes anonymes de 1855) de la collection photographique du Museum für Kunst und Gewerbe Hamburg avec d’autres œuvres plus contemporaines (des œuvres de Trevor Paglen, l’Instagram d’Ai Weiwei…). Partant de l’observation que les portails tels que Facebook ou Flickr ne font que succéder à d’autres formes de l’archive, de la transmission d’informations et d’interactions, ces juxtapositions de l’ancien et du nouveau permettaient ainsi d’observer activement différentes notions de partage, mot aujourd’hui galvaudé par un simple clic. Très sobre et classique en apparence, l’accrochage ponctué par une signalétique discrètement scientifique se déployait sur dix salles thématiques ; chacune portait le mot Sharing suivi respectivement de : Memories, Portrait, Group, Knowledge, World, Evidence, Lust, Products, Collections et enfin Photographs. Les juxtapositions du classique et du contemporain et l’accent critique mis sur le contenu faisaient écho au paradoxe d’être à la fois dans la vacuité et la profusion face aux immenses flux de partages d’informations sur l’internet et les réseaux sociaux.

La reconnaissance faciale de mon Iphone s’active sur une photo de Hiromi Tsuchida, Fukui/Japon, 1939, WHEN WE SHARE MORE THAN EVER

J’ai réalisé ces trois visites en quelque jours, fin septembre, au terminus de ce fameux été qui a vu l’afflux de réfugiés syriens sur les routes d’Europe et aux portes de l’Allemagne. J’allais, sans me rendre compte, dans la même direction que beaucoup d’entre eux et c’est en voyant l’accueil à Hambourg par les refugee assistant que je l’ai réalisé. La partie de la population mondiale nommée réfugiés s’élève, en 2016, à 52 millions toutes nationalités confondues, dont un tiers provient du Moyen-Orient avec pas moins de 12 millions pour la Syrie.  Exilés et déplacés en masse, les réfugiés correspondent à cette part décrite comme « déchet » par les entreprises du big data les plus féroces, c’est à dire ceux qui n’ont pas de carte de crédit, pas de smartphone, qui ne produisent pas de données de géolocalisation ou qui échappent au contrôle d’identité parfois dans l’espoir de mieux s’en construite une nouvelle.

Au sujet du changement de paradigme, ce recourt au panoptique comme métaphore pour un contrôle central contemporain des populations n’a prise que sur ceux qui sont démunis de carte de crédit et de compte Facebook par exemple. Pour les autres, le contrôle s’exerce aujourd’hui partout et tout le temps, peu importe où l’on se trouve.

Caméra(auto)contrôle propose une réflexion qui tend à re complexifier notre rapport à tout ce qui a été automatisé dans la vie quotidienne, du guichet de la caisse du supermarché, à la douane, au parking et à tous les réseaux sociaux. Que ce soit organiser son agenda, corriger ce qu’on écrit, sélectionner ce que nous allons voir, livrer nos photos et participer sans s’en rendre compte au démantèlement d’anciens modes d’organisation sociale, nous mettant dans la peau de mutants.

Sébastien Leseigneur

Refugee assistant, Hamburg Hauptbahnhof