Autour du blog avec Joerg Bader et Sébastien Leseigneur


Avec le blog des 50JPG que vous avez sous les yeux, l’équipe de programmation s’offre non seulement un appareil critique nourri par des théoriciens, des critiques d’art, et les écoles de la HEAD Genève et de l’ESAAA d’Annecy, mais aussi une aventure éditoriale singulière pour une institution; en dévoilant de nombreux éléments de recherches et en publiant ses propres réflexions, le Centre de la photographie de Genève (CPG) entend donner plus de visibilité au processus de curation d’un tel événement. Le blog prend (et prendra) par ailleurs des formes de relations plus inattendues entre programmateurs et artistes invités de l’exposition phare de ces 50JPG–CAMÉRA(AUTO)CONTRÔLE– comme celui de servir d’outil interactif aux artistes des 50JPG. Joerg Bader, directeur du CPG et concepteur de l’exposition s’exprime, aux côtés de son commissaire associé Sébastien Leseigneur, sur la conception du blog et les traits que pourraient bien prendre cette plateforme éditoriale online à plus long terme.

JB Joerg Bader
SL Sébastien Leseigneur
JG Julien Gremaud

JG : Comment est née cette initiative éditoriale et comment a-t-elle germé sous la forme d’un blog?

JB : Cette idée s’est imposée tout d’abord pour des raisons économiques. Malheureusement, nous n’avons encore jamais pu réaliser de catalogue à la suite de grandes expositions dans le but de leur donner une prolongation et d’approfondir certaines thématiques. A l’instar de la précédente triennale, fAlSeFaKeS, où nous avions conçu un petit cahier, nous voulions dans tous les cas pouvoir répertorier toutes les oeuvres et les artistes–ce qui fut d’ailleurs la fonction du catalogue à ses débuts, prenant souvent la forme d’une simple liste de titres d’oeuvres. Cette année, nous voulions proposer une guide gratuit, un pocket book que l’on pourrait avoir avec soi en voyageant à travers toute la triennale et la trentaine de lieux qui collaborent avec le Centre de la Photographie de Genève (CPG).

Une question a ensuite émergé: que fait-on avec toute la partie critique? Un catalogue d’exposition ne se résume plus aujourd’hui à garder une trace des oeuvres des artistes ou de l’accrochage, il est aussi l’accompagnement d’une pensée critique. C’est ainsi qu’est née l’envie de garder l’appareil critique sur Internet, en le considérant comme un outil évolutif : ce contenu pouvait ainsi être publié online avant que ne sorte le guide et que ne s’ouvrent les expositions. Et si l’envie de poursuivre cette aventure après ces 50 jours pour la photographie (50JPG) est encore présente, ce blog, avant tout lié à CAMÉRA(AUTO)CONTRÔLE, pourra toutefois poursuivre son propre chemin et présenter le développement de nos recherches et de nos réflexions.


JG : Le blog comprend de nombreuses plumes extérieures au CPG. Comment avez-vous imaginé l’interaction entre votre équipe de direction et de programmation de la triennale 50JPG et ces personnalités de l’art invitées à contribuer à cette plateforme?

JB : Le blog étant avant tout un appareil critique, nous nous sommes d’une part adressé à des théoriciens ou à des curateurs. D’autre part, deux écoles d’art (la HEAD de Genève ainsi que les Beaux-Arts d’Annecy, ESAAA) avaient également témoigné leur intérêt à y participer et à traiter ces thématiques. Il s’est donc avéré intéressant de leur offrir une place dans le blog. Pourquoi donc ne pas mettre nos propres recherches et amener d’autres idées dans ce blog?

SL : Nous avons naturellement pensé en catégories: outre les critiques de livres et d’expositions en lien avec la thématique de CAMÉRA(AUTO)CONTRÔLE, nous proposons en effet des essais de théoriciens invités tel que Maxime Boidy–fruit d’une belle rencontre inattendue. Ce dernier a par exemple ouvert une série de trois articles qui lui ont permis de développer sa pensée sur la durée et de réagir à ce que nous postions de notre côté sur ce blog. Cette approche éditoriale dynamique est nécessairement très différente de celle que l’on peut retrouver dans un livre.

JB : Nous invitons également des artistes–leurs réponses peuvent être inattendues. Catherine Radossa réagit par exemple sur les répressions policières et la place de la caméra dans les luttes urbaines qui se passent en ce moment même en France. Cette contribution n’aurait pas été rendue possible si l’on avait imprimé un catalogue normal : les articles auraient dû être rendus en février, corrigés traduits et envoyés en impression ce printemps déjà. Ce blog nous permet évidemment de réagir au moment présent.


JG : 
Vous avez construit le blog en même tant que vous avez monté la triennale. Souhaitiez-vous donner plus de transparence à ce processus de conception qui est le plus souvent caché? Comment vivez-vous cette activité éditoriale en parallèle de l’organisation de l’exposition?

JB : Cette proximité entre organisation et rédaction peut devenir très vite dangereuse (rires). Il ne faut pas tout dévoiler : on pourrait par exemple céder à la tentation d’y publier maintenant tous les guides d’exposition. Néanmoins, nous n’avons pas encore exploré toutes les possibilités qu’offre un blog: je m’attends à ce que des invités se répondent l’un à l’autre, comme je m’attends également à ce que des personnes venant voir l’exposition puissent réagir, par écrit, à cette dernière et à ce que nous avons déjà publié sur cette plateforme web. Le catalogue ne permet pas ce genre d’interaction; il s’arrête bien avant que l’exposition ne commence. Nous ne sommes bien sûr pas encore à la fin de cette expérience éditoriale et nous nous réjouissons de ces futures collaborations.

Nous possédons une masse assez énorme de documents recherches que l’on n’a pas encore publiée–je pense même que l’on ne pourra pas tout mettre. C’est parfois frustrant, mais on a toujours le temps de se rattraper. Ces éléments de recherche donnent au blog une fonction que l’on a préalablement voulu intégrer à l’exposition car nous avions dans un premier temps pensé effectuer un prologue qui aurait présenté le résultat de ce travail. Nous y avons avons renoncé, car le blog était finalement la meilleure place pour accueillir ce contenu.

SL : L’exposition a d’une certaine manière commencé plus tôt. Si son ouverture physique est le 31 mai, la triennale a pour moi débuté lors du lancement du blog. J’ai eu le sentiment d’entrer déjà dans une démarche d’exposition.

JB: On a par exemple retracé un événement qui fait partie du pré-programme sur le blog qui fut celle de la pose d’une plaque de commémoration au Quai du Seujet 16 pour rappeler qu’Edward Snowden avait vécu à cette adresse entre 2007 et 2009.


JG : 
Vous n’avez sans doute pas pensé à tout l’éventail de possibilités offertes par une telle structure très adaptative? S’agit-il d’un nouveau terrain d’exploration que vous allez poursuivre ultérieurement?  Quelle forme pourrait prendre cette structure une fois la triennale terminée?

SL: On pourrait critiquer ces plateformes Internet qui ne font figurer que des vues d’exposition : en un sens, elles nous évitent de nous rendre physiquement dans les expositions. Mais, à l’instar de la manière dont on envisage les drones et les caméras, c’est toujours une question de la façon dont on utilise ces outils et comment les artistes les traitent. Cette plateforme de recherche nous permet en ce sens d’opérer des croisements entre les pratiques artistiques, curatoriales et de recherche qui sont lues de façon démocratique. Le blog ne reconstruit pas ces schémas pyramidaux que l’on observe dans l’exposition.

JB : Je ne sais même pas si l’on va mettre des photos de l’exposition avant la fin de celle-ci. Je ne vois pas le blog comme une simple publicité de l’exposition mais vraiment comme un élément supplémentaire, ou plutôt complémentaire.

SL : On pourrait la documenter en restant dans l’esprit de la triennale, prendre un drone et filmer entre les cimaises plutôt que d’offrir des vues d’expositions classiques.

JB : La documentation de la triennale pourrait être la prolongation des discussions qui se feraient sur place, lors d’un vernissage, entre les artistes et les curateurs. Est-ce que certains d’entres eux iront plus loin et mèneront une vraie critique du contexte dans lequel ils se trouveront ? Le blog peut servir à cela, évidemment. Une fois la deadline passée, on reste bien souvent branché sur notre thématique de travail, la sensibilité est toujours très présente, on continue de capter des informations qui sont en lien avec l’exposition. Ce blog permet ainsi d’envisager une vie après la triennale.

Une question qui n’a pas été soulevée–quand l’on commence à travailler avec un outil dont on ne saisit pas directement toutes les possibilités de développement–, c’est celle de savoir si des critiques intéressantes, tant négatives que positives, stimulantes, de l’exposition que nous mettons sur pied, pourraient être intégrées à notre contenu? Le blog ayant sa propre discursivité, cette possibilité pourrait être une voie supplémentaire dans la discussion globale.

SL : Rien ne nous empêche par ailleurs de rééditer ce blog et de l’imprimer ultérieurement, tout comme rien n’interdit au premier venu de cliquer sur le bouton «imprimer» de son clavier d’ordinateur et de faire du blog une copie pirate.

JB : Le problème du catalogue demeure toutefois : tel que j’ai observé le monde des expositions ces dernières décennies, l’objet imprimé, le catalogue en tant que trace de l’exposition, survivra ces prochaines décennies. De même, tant qu’il n’y a pas de catalogue, une exposition, même si elle est excellente, s’oublie rapidement. Seuls ceux qui l’ont vue en parleront. J’ai aussi vu beaucoup d’expositions médiocres qui possédaient des catalogues bien réalisés et jouissaient de bonnes recettes de communication dont l’on parle encore maintenant. Tant qu’un objet physique ne circule pas, du moins pour ma génération, il manque quelque chose.


JG : La thématiques et les notions soulevées par l’exposition CAMÉRA(AUTO)CONTRÔLE sont complexes. Comme vous le dites dans l’intitulé, elles ont été intériorisées mais elles sont en effet compliquées à décrire. Voyez-vous cette plateforme web comme un écho aux sujets traités par les travaux d’artistes?

JB : Les thématiques soulevées par l’exposition peuvent  en effet paraître quelque peu paranoïaques dans un premier temps. Se servir d’Internet et de ses algorithmes qui exercent tant de contrôle sur nous, une des outils utilisé–ou critiqué dans l’exposition– l’est également. Mais à mesure que les mois passaient, nous avons reçu des proposition d’artistes qui s’en moquent littéralement. Vincent-Emmanuel Guitter évoque par exemple des anciennes sociétés secrètes qui travaillaient déjà sur l’invisibilité, avant même qu’il n’existe des appareils photographiques. Enrique Fontanelles s’interroge lui sur la façon de rester à l’abris de toutes les applications de reconnaissance de visages.

Sans parler du volet portant sur les drones, l’exposition possède un spectre encore plus large: cette notion de contrôle par et à travers la caméra commence même dans des sphères plutôt domestiques. A ce titre, l’oeuvre de Luc Andrié présente un moniteur installé à l’entrée de l’exposition, accueille les spectateurs en présentant une personne assise, seule dans un espace qu’on ne peut identifier, son regard croisant parfois celui de la caméra. Cet homme sait-il qu’il est filmé? Est-il là pour mater ou plutôt pour observer et réguler l’entrée de la salle d’exposition du centre culturel brésilo-moçambiquain?

Jemima Stehli invite quant à elle, dans son studio, des critiques d’art, des curateurs ou des collectionneurs–ce sont tous des hommes–avec lesquels elle a déjà travaillé, avant d’y faire un strip-tease; le dispositif place ces hommes face à l’artiste, la caméra se trouvant derrière elle. La série de photographies la montre de dos, se déshabillant, face à l’Homme dans sa splendeur sexiste et d’observateur. Ces quelques exemples démontrent que nous ne sommes pas totalement fixés sur les grandes entreprises de contrôle…

SL : Certaines des trouvailles que l’on fait sur le web et que l’on publie sur le blog sont parfois aussi intéressantes que certaines propositions des artistes exposés. Mais elles existent très bien sur cette plateforme uniquement. Via sa maison d’édition Gray Scale, Manuel Schmalstieg a fait une compilation de conférences de Jacob Appelbaum–un des artistes de l’exposition – qui est aussi activiste et journaliste sur les libertés individuelles sur Internet. Schmalstieg donne une forme physique–un livre–à ces conférences que l’on trouve sur le web et l’augmente ensuite avec un workshop. C’est un lieu où pourront se croiser aussi bien des pratiques éditoriales, une réunion de communautés, des saisies de données sur Internet, retranscrire une conférence YouTube, etc. Si une une grande tablette tactile compilant nos recherches sera consultable à l’entrée de l’exposition, un symposium complètera toutes ces pistes de réflexions soulevées dans le blog Caméra(auto)contrôle.


Conversation menée et éditée par Julien Gremaud qui a amorcé et coordonné la création de ce blog, conçu et réalisé ce blog par Chi-Binh Trieu, en partenariat avec le studio NASK, responsable de l’identité visuelle et du graphisme du Centre de la Photographie de Genève et des 50JPG 2016.