Anselm Jappe – “Surveillance – peut-on encore s’y opposer ? “

Je me suis toujours étonné de l’indignation vertueuse face aux révélations de Snowden et d’autres « whistle blowers ». « Pessimistes, qu’aviez-vous donc espéré ? » disait le poète belge Louis Scutenaire. Il faut avoir une sacrée confiance dans les « pouvoirs publics » pour se laisser encore surprendre de leur soif de données, attendre qu’ils respectent leurs propres lois ou se plaindre de leur manque de volonté d’enrayer l’exploitation commerciale des fameuses « données personnelles ». Ce qui ne signifie pas du tout qu’il faut s’y résigner. Mais ce qui me stupéfie – malgré tout – est l’enthousiasme général pour « ruere in servitutem », comme le disait Tacite à son époque. Si l’évocation de la criminalité et du terrorisme suffit en général pour faire accepter la vidéo-surveillance à presque tout le monde, il est encore plus remarquable d’observer avec quelle impudeur la grande majorité de nos contemporains diffusent de leur propre initiative des informations sur leur compte. Le fait que je laisse partout des traces et qu’on peut me  traquer comme un gibier est pour moi un des aspects les plus révoltants de la société actuelle, qui déjà n’en manquait pas. Et ce ne serait pas une grande consolation si l’espionnage permanent devenait réciproque et si, comme on le propose parfois, on plaçait des caméras dans les commissariats (ou sur la poitrine des policiers), ou dans les réunions du conseil des ministres (il y a des partis politiques, comme le Mouvement 5 étoiles en Italie, qui diffusent déjà leurs réunions – ou quelques-unes). La vitesse avec laquelle ces techniques de contrôle à distance – non seulement des personnes, mais aussi des objets – se sont répandues a quelque chose d’incroyable et semble décourager d’avance toute volonté d’y résister. Tandis que le « Big Brother »  d’Orwell était ouvertement menaçant, les nouvelles techniques se présentent comme des amis qui aident à vivre mieux – une fois de plus, Huxley paraît avoir été meilleur prophète. Le « sujet automate » dont parlait Marx semble trouver une réalisation inattendue : dans les formes contemporaines de fétichisme de la marchandise, les hommes n’agissent pas « comme des choses », mais ce sont souvent directement les choses qui agissent – et surtout les algorithmes.

Entre 2000 et 2003, les artistes italiens Eva et Franco Mattes, également connus comme 0100101110101101.org, ont rendu accessible toute leur vie pendant cette période, y compris leurs mails privés, leurs comptes en banque, etc., à travers un accès illimité et à distance à leurs ordinateurs – le projet s’appelait « Life sharing ». Il pouvait choquer à cette époque-là, qui ne connaissait pas encore les « réseaux sociaux ». Il passerait aujourd’hui presque inaperçu.

Il est tout à fait envisageable de s’opposer à ce monde délirant. Ne pas utiliser ni Internet ni carte de crédit, ni télépéage, ni téléphone portable, ni ordinateur ni avion priverait les collecteurs de données d’une grande partie de leurs ressources et rendrait beaucoup plus difficile le « travail de la police ». Cela n’aurait rien d’impossible – tout le monde vivait ainsi il y a trente ans. Cependant, il semble aujourd’hui plus facile de recruter des gens pour se faire exploser que des gens prêts à renoncer aux merveilles de la communication technologique. Il est alors insuffisant de s’en prendre seulement à l’Etat ou à Google (même s’il faut le faire) sans combattre en même temps les conceptions de la vie qui produisent l’adhésion à ces modèles. Mais on verra alors qu’on ne va pas sortir de la prison contemporaine sans renoncer à de nombreuses habitudes et commodités qui nous sont devenues chères. On a vu cependant quelques initiatives : des attaques de caméras de surveillance dans les rues, des jeunes condamnés pour avoir détruit des bornes « biométriques » d’une cantine scolaire, des conférences et « consultations citoyennes » perturbées. Mais c’est désespérément peu…

Il pourrait quand même valoir la peine d’essayer. L’enjeu est énorme. La « culture » de la surveillance est en train de provoquer une des plus grandes mutations anthropologiques de l’humanité, et cela sans aucune prise de décision commune et consciente, aucun débat. Vivre en permanence comme un cobaye dans une cage, dont la moindre réaction est étudiée par des « scientifiques », représente la plus complète négation de la liberté et de la dignité humaine possible. Ne plus pouvoir commettre la moindre infraction par impossibilité matérielle de « tricher » remet à plat 2500 ans de discussions sur le libre arbitre. Et imaginons un moment en quel monde nous vivrions aujourd’hui si les nazis avaient disposé des mêmes moyens qu’aujourd’hui nos gouvernements démocratiques…

Il ne faut pas s’en prendre à la technique en tant que telle ? Nous nous trouvons quand même face à la jonction terrifiante des deux grands fétichismes de l’époque moderne, le fétichisme économique et le fétichisme technologique. Les technologies ne sont pas neutres. Quelqu’un l’a dit il y a presque soixante ans : « Rien, plus rien aujourd’hui ne distingue la Science d’une menace de mort permanente et généralisée : la querelle est close, de savoir si elle devait assurer le bonheur ou le malheur des hommes, tant il est évident qu’elle a cessé d’être un moyen pour devenir une fin […] La pensée révolutionnaire voit les conditions élémentaires de son activité réduite à une marge telle qu’elle doit se retremper à ses sources de révolte, et, en deçà d’un monde qui ne sait plus nourrir que son propre cancer, retrouver les chances inconnues de la fureur  […] Ce n’est donc pas à une attitude humaniste que nous en appellerons. Si la religion fut longtemps l’opium du peuple, la Science est en bonne place pour prendre le relais […] L’indépendance de la jeunesse, aussi bien que l’honneur et l’existence mêmes de l’esprit sont menacés par un déni de conscience plus monstrueux encore que cette peur de l’an mille qui précipita des générations vers les cloîtres et les chantiers à cathédrales […] Organisons la propagande contre les maîtres-chanteurs de la “pensée” scientifique ! » – C’étaient André Breton et quelques autres surréalistes en 1958 dans leur tract « Démasquez les physiciens, videz les laboratoires ». Alors il s’agissait de la bombe atomique, mais il s’applique tout aussi bien à notre présent. Et ce n’est pas moins urgent.

 

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